Prendre un antipsychotique peut sauver une vie. Mais dans certains cas, ce même médicament peut mettre le cœur en danger. Ce n’est pas une hypothèse lointaine : c’est une réalité clinique bien documentée, surtout quand l’antipsychotique est pris en association avec des médicaments cardiaques. Le risque ? Une prolongation de l’intervalle QT sur l’ECG, un phénomène silencieux qui peut déclencher une arythmie mortelle appelée torsade de pointes.
Qu’est-ce que la prolongation de l’intervalle QT ?
L’intervalle QT mesure le temps que prend le ventricule du cœur pour se dépoler et se repolariser - c’est-à-dire le cycle complet de contraction et de relaxation. Sur un électrocardiogramme, il s’affiche comme une onde complexe qui va du début du complexe Q jusqu’à la fin de l’onde T. Quand cet intervalle s’allonge anormalement, le cœur devient plus vulnérable aux désordres électriques. Un QT corrigé (QTc) supérieur à 500 ms est considéré comme critique. Un allongement de plus de 60 ms par rapport à la valeur de base est aussi un signal d’alerte.
La torsade de pointes, une forme de tachycardie ventriculaire polymorphe, peut apparaître sans prévenir. Elle se manifeste par des battements irréguliers, des étourdissements, des syncope, et dans les cas graves, un arrêt cardiaque soudain. Ce n’est pas une complication rare : dans les hôpitaux psychiatriques, jusqu’à 18,7 % des patients sous antipsychotiques développent un QTc > 500 ms, selon une étude menée à Toulouse entre 2015 et 2020.
Quels antipsychotiques sont les plus à risque ?
Tous les antipsychotiques ne se valent pas en matière de risque cardiaque. Certains sont presque neutres, d’autres sont des « bombes à retardement ».
Le thioridazine, retiré du marché américain en 2005, reste le pire coupable : il allonge l’intervalle QT de jusqu’à 35 ms. Même si ce médicament est rare aujourd’hui, son histoire sert de rappel. Le haloperidol, encore largement utilisé en urgence psychiatrique, allonge le QT de 4 à 6 ms - une valeur qui semble faible, mais qui devient dangereuse chez les patients âgés, les femmes, ou ceux qui prennent déjà d’autres médicaments qui prolongent le QT.
Le ziprasidone est un cas particulier. Les données de pharmacovigilance montrent un risque élevé (ROR 4,9), mais une étude récente en soins intensifs (JAMA Network Open, 2023) n’a pas trouvé d’augmentation significative du QTc chez des patients critiques. Pourquoi cette contradiction ? Parce que le risque dépend du contexte : chez un patient en bonne santé, le ziprasidone peut être sûr ; chez un patient âgé, avec un taux de potassium bas et qui prend trois autres médicaments cardiaques, il devient une bombe.
À l’autre extrémité du spectre, le lurasidone présente un risque quasi négligeable (ROR 1,2). Il est devenu le choix privilégié pour les patients à haut risque cardiaque. L’aripiprazole, le brexpiprazole et le paliperidone figurent aussi parmi les options les plus sûres selon les critères CredibleMeds.
Les médicaments cardiaques qui amplifient le risque
Le vrai danger ne vient pas seulement de l’antipsychotique. Il vient de la combinaison. Près de 63 % des cas de prolongation du QT impliquent la prise simultanée de deux médicaments ou plus qui affectent le rythme cardiaque.
Les antiarythmiques comme l’amiodarone ou la sotalol, les antibiotiques comme la clarithromycine ou la lévofloxacine, les antidépresseurs comme la citalopram ou l’escitalopram, les médicaments contre les nausées comme la métoclopramide, et même certains diurétiques qui provoquent une hypokaliémie - tous peuvent amplifier le risque.
Un patient qui prend de l’haloperidol pour sa schizophrénie, un diurétique pour son hypertension, et un antibiotique pour une infection urinaire - c’est un cocktail à risque. L’addition des effets n’est pas linéaire : elle est exponentielle. Chaque médicament ajoute une couche de stress au système électrique du cœur.
Qui est le plus à risque ?
Le risque ne touche pas tout le monde de la même manière. Voici les facteurs qui multiplient la probabilité de développer une prolongation du QT :
- Âge supérieur à 65 ans (risque multiplié par 2,3)
- Sexe féminin (risque multiplié par 1,7)
- Taux de potassium inférieur à 3,5 mmol/L (présent dans 28 % des cas)
- Taux de magnésium bas (moins de 1,8 mg/dL)
- Insuffisance rénale ou hépatique
- Antécédents d’arythmie ou de décès cardiaque soudain dans la famille
- Prise de plusieurs médicaments prolongeant le QT
Un homme de 72 ans, avec une insuffisance cardiaque, qui prend de la risperidone, un diurétique, et un antiacide contenant du magnésium - il n’a pas besoin d’un ECG pour être à risque. Il a déjà tout ce qu’il faut pour une torsade de pointes.
Comment surveiller et réduire le risque ?
La surveillance n’est pas optionnelle. Elle est obligatoire. La Société britannique de rythme cardiaque recommande :
- Un ECG avant de commencer l’antipsychotique
- Un deuxième ECG une semaine après avoir atteint la dose thérapeutique - surtout pour les médicaments à risque modéré ou élevé
- Un ECG annuel pour les patients sous traitement chronique
Les cliniciens doivent aussi vérifier les électrolytes : le potassium doit être maintenu au-dessus de 4,0 mmol/L, le magnésium au-dessus de 1,8 mg/dL. Une simple correction de l’hypokaliémie peut réduire le risque de 40 %.
Si le QTc dépasse 500 ms ou augmente de plus de 60 ms, il faut agir. Cela peut signifier : réduire la dose, changer d’antipsychotique (vers un agent à faible risque comme le lurasidone), ou arrêter un médicament concomitant. Dans les cas sévères (QTc > 550 ms), l’arrêt immédiat est recommandé.
En milieu hospitalier, une surveillance cardiaque continue est obligatoire pendant les premiers jours de traitement pour les patients à haut risque. En ambulatoire, un suivi rapproché (téléconsultation + ECG à distance) devient indispensable.
Les chiffres qui changent les pratiques
En 2022, 89 % des psychiatres américains déclarent prendre en compte la prolongation du QT lorsqu’ils choisissent un antipsychotique. Pour 37 % d’entre eux, ce critère pèse autant que l’efficacité contre les symptômes psychotiques.
Les ventes de lurasidone ont augmenté de 14,2 % en 2022, tandis que celles de l’haloperidol ont baissé de 3,7 %. Ce n’est pas une coïncidence. Les hôpitaux américains ont mis en place des protocoles de prescription basés sur le risque cardiaque : 63 % des centres universitaires limitent maintenant l’usage des antipsychotiques à haut risque chez les patients médicalement complexes.
En Europe, l’Agence européenne des médicaments rejette désormais les nouveaux antipsychotiques dont le profil QT est jugé inacceptable. Trois candidats ont été bloqués entre 2015 et 2020. La barre est haute - et elle monte.
Et si on arrête les antipsychotiques ?
La tentation est grande : « Puisque c’est dangereux, arrêtons-le. » Mais ce n’est pas la bonne réponse.
Les patients atteints de schizophrénie ont un risque de suicide de 5 % au cours de leur vie. Ils meurent 12 à 20 ans plus tôt que la population générale - principalement à cause de maladies cardiaques, d’accidents ou de complications liées à leur maladie. Des études montrent que les patients qui prennent des antipsychotiques ont 40 % moins de risque de mourir que ceux qui n’en prennent pas.
Le risque cardiaque suit une courbe en U : les patients qui ne prennent aucun traitement ont un risque élevé, les patients qui en prennent une dose modérée ont le risque le plus bas, et ceux qui en prennent des doses très élevées voient leur risque augmenter à nouveau. Cela signifie que l’abandon complet du traitement est plus dangereux que sa gestion prudente.
Le but n’est pas d’éviter les antipsychotiques. C’est de les utiliser intelligemment.
Le futur : surveillance et innovation
La FDA exige désormais des études TQT (Thorough QT) pour tous les nouveaux antipsychotiques - une étude sur plus de 100 volontaires sains pour mesurer précisément l’effet sur le QT. En 2026, on prévoit une augmentation de 22 % de la surveillance par ECG pour les patients sous antipsychotiques, grâce à l’essor des téléconsultations et des appareils portables capables d’enregistrer un ECG en quelques secondes.
Des études en cours, comme celle du NCT04567891, cherchent à mieux comprendre comment ces risques se manifestent chez les patients avec plusieurs maladies chroniques. Les résultats, attendus fin 2024, pourraient redéfinir les protocoles de prescription.
Le message est clair : la prolongation du QT n’est pas une erreur médicale. C’est une complication connue, mesurable, et évitable. Ce n’est pas une raison de ne pas traiter. C’est une raison de traiter avec plus de soin, de vigilance, et de connaissance.
Quels antipsychotiques ont le risque le plus faible de prolongation du QT ?
Les antipsychotiques à faible risque incluent le lurasidone, l’aripiprazole, le brexpiprazole et le paliperidone. Le lurasidone est le plus sûr, avec un effet quasi négligeable sur l’intervalle QT. Ces médicaments sont souvent privilégiés chez les patients âgés, ceux avec des antécédents cardiaques ou ceux qui prennent déjà d’autres médicaments prolongeant le QT.
Faut-il toujours faire un ECG avant de prescrire un antipsychotique ?
Oui, surtout pour les antipsychotiques à risque modéré ou élevé comme l’haloperidol, le ziprasidone ou la risperidone. Un ECG de base est recommandé avant le début du traitement. Un deuxième ECG doit être fait une semaine après l’atteinte de la dose thérapeutique. Pour les patients à risque élevé, cette surveillance est obligatoire.
Pourquoi le ziprasidone a-t-il un risque contradictoire ?
Le ziprasidone montre un risque élevé dans les bases de données de pharmacovigilance, mais pas dans les essais cliniques contrôlés en soins intensifs. La différence vient du contexte : en milieu hospitalier avec des patients fragiles et sous polythérapie, le risque est réel. En revanche, chez des patients plus jeunes et en bonne santé, le risque est faible. Il ne faut jamais l’administrer sans vérifier les facteurs de risque concomitants.
Quels médicaments doivent être évités en association avec les antipsychotiques ?
Évitez les antibiotiques comme la clarithromycine, les antiarythmiques comme l’amiodarone, les antidépresseurs comme la citalopram, les diurétiques qui abaissent le potassium, et les médicaments contre les nausées comme la métoclopramide. Tous peuvent amplifier la prolongation du QT. Vérifiez toujours les interactions médicamenteuses avant de prescrire.
La torsade de pointes est-elle toujours mortelle ?
Pas toujours, mais elle peut l’être très rapidement. La torsade de pointes peut se résoudre spontanément, mais elle peut aussi évoluer vers une fibrillation ventriculaire et un arrêt cardiaque. Le risque est plus élevé chez les patients âgés, ceux avec une insuffisance cardiaque ou un taux de potassium bas. Une détection rapide et un traitement immédiat (magnésium, décharge électrique si nécessaire) peuvent sauver la vie.
Juliette Chiapello
décembre 7, 2025 AT 15:21Je suis tellement contente qu’on parle enfin de ça 😊 Le QT, c’est pas juste un truc technique, c’est une question de vie ou de mort. Merci pour ce post clair comme de l’eau de roche ! 💪❤️
cristian pinon
décembre 8, 2025 AT 17:01Il convient de souligner, avec une rigueur scientifique inébranlable, que la prolongation de l’intervalle QT constitue un phénomène électrophysiologique qui, lorsqu’il est associé à des facteurs de risque concomitants - notamment l’hypokaliémie, l’âge avancé et la polypharmacie - induit une instabilité du potentiel d’action myocardique, augmentant de manière non linéaire la probabilité de survenue d’une torsade de pointes, dont la mortalité brute peut atteindre 20 à 25 % en l’absence d’intervention immédiate. Il est donc impératif, dans toute pratique clinique éclairée, d’intégrer systématiquement l’évaluation du QTc comme paramètre fondamental de la prescription antipsychotique, au même titre que l’efficacité symptomatique.